Texte
extrait du chapitre I d'"UNE
VIE" de Maupassant
La
jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer ; et le repos de
la campagne la calma comme un bain frais.
Toutes les bêtes qui s'éveillent
quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la
tranquillité des nuits, emplissaient les demi-ténèbres
d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient
point fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres ;
des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille
; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosée
ou le sable des chemins déserts.
Seuls quelques crapauds mélancoliques
poussaient vers la lune leur note courte et monotone.
Il semblait à Jeanne que son coeur
s'élargissait, plein de murmures comme cette soirée
claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs,
pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement
l'entourait. Une affinité l'unissait à cette poésie
vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait
courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables,
quelque chose comme un souffle de bonheur.
Et elle se mit à rêver d'amour.
L'amour ! Il l'emplissait depuis deux années
de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant
elle était libre d'aimer ; elle n'avait plus qu'à
le rencontrer, lui !
Comment serait-il ? Elle ne le savait pas
au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui,
voilà tout.
Elle savait seulement qu'elle l'adorerait
de toute son âme et qu'il la chérirait de toute sa
force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à
celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles.
Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre
l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de
leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité
suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils pénétreraient
aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à
leurs plus secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment,
dans la sérénité d'une affection indescriptible.